Celui qui revient

Han Kang a gagné le prix Nobel cette année. J’en ai été extrêmement ravie. Après ma lecture de La végétarienne, mon cerveau s’est stoppé un jour, un jour pour digérer ce que j’avais découvert. Ce style si doux, si poétique mais extrêmement violent et obscur. Virginia Woolf disait ne pas craindre de tomber dans l’obscurité, il fallait même y tomber. Han Kang adopte ces préceptes avec talent. Celui que je me suis empressée de lire porte le doux titre de Celui qui revient. Celui ou celle qui revient de loin, d’entre les morts, d’entre les tombes et nous livre ainsi son histoire. Dans son histoire, tout un traumatisme sur le coup d’état de cette année-là.


Ils sont plusieurs

Plusieurs à avoir vécu ces nuits d’enfer, des étudiants ardents et défendant la démocratie, l’égalité, souhaitant améliorer leur condition de vie et celles de leur compatriote. Des étudiants muselés, des centaines tués sous les coups des armes des policiers. Maintenant, ce n’est plus qu’une ruine, ces rues teintées de sang. Nous ne savons même pas comment il s’appelle, ce personnage que l’on suit dans les bâtiments administratifs, à la recherche de son ami… ou était-ce un cousin, un frère ? Mort. Corps sur d’autre millier de corps. Il doit prévenir les familles, essayer d’étiqueter, de trouver les identités. La fatigue s’insinue rapidement comme je me suis sentie lourde soudain. Pas de repère, pas de douceur. Le style, paradoxalement, semble si lent. Contemplatif. Ce qui ajoute de la violence car on la voit mieux, on a le temps de la ressentir dans notre chair, dans notre corps. Les mots subliment, ne glamourisent rien, je parle de ce sentiment de mort imminente, de la conscience de la fragilité de la vie.

Le deuxième chapitre, le cousin est retrouvé. C’est sa voix. D’entre l’amoncellement de cadavres, il parle encore. Soubresaut. Un dernier instant d’éclat, de quoi rendre hommage à tous les disparus. Le désarroi, féroce et puissant s’insinue, j’ai écorché les mots, insupportables. J’ai vu, toutes les images, glaçantes. Je ne voulais pas comprendre, je ne voulais pas trop entrer dans l’histoire. Mais, Han Kang n’a pas gagné son prix Nobel pour rien. Elle nous enferme, telle une araignée vive. Elle a des choses à dire, à crier. Je ne suis pas coréenne mais me suis renseignée.


Quand le corps est mort, où va l’âme ? te demandes-tu. Combien de temps reste-elle encore près de son enveloppe ?

Tout en vérifiant qu’il n’y a pas d’autres bougies à remplacer, tu te diriges vers la porte.

Quand un vivant regarde un défunt, l’âme du mort ne serait-elle pas là, à côté, à scruter son visage ?

Avant de sortir, tu te retournes. Les âmes ne sont nulle part. Il n’y a que des gens allongés dans le silence et l’horrible puanteur.


Traumatisme national

Mai 1980, les étudiants prennent conscience qu’une nouvelle politique est possible. Mai 1980, un coup d’état survient et le dictateur félicite ses armées, les encourage à tuer de manière abjecte et atroce tous les opposants politiques. Dans les rues, les citoyens voient défiler des troupes, prêts à tirer, à massacrer. On comptera plus de 2000 morts de jour-ci. Les étudiants représentent une menace. Ils sont tués ou emprisonnés. Puis torturés pour ceux encore en vie. Lorsque l’état politique retrouve sa démocratie, ceux ayant vécu dans les rets des policiers en gardent un souvenir cuisant, un traumatisme menant au suicide.

Pour avoir regardé Squid Game et d’autres séries coréennes, j’ai souvent pensé à cette violence étatique. Han Kang me ramène à cette dystopie sur Netflix car le traumatisme national peine à guérir. Alors on le hurle, on le purge comme on peut. Ce sont souvent des personnages, proie à une autorité souveraine, presque divine. Un mépris des classes sociales les plus pauvres et un respect terrifiant envers les classes sociales les plus riches. Dans chaque dramas que j’ai visionné, la lutte des classes battait dans le cœur de l’essence même de la série ou du roman. Cela ne vient pas de nulle part, ce n’est pas une violence gratuite. Elle porte en elle des notions de liberté et de changements radicaux mais tuées avant que ça ne puisse advenir. Les grands préfèrent garder leur privilège, du sang sur leur main.


Sous les morceaux de tissus que tu t’apprêtes à soulever t’attendent un visage portant une longue déchirure, une épaule tranchée, des seins qui pourrissent sous un chemisier… La nuit, quand ces images te hantent, tu t’endors sur des chaises de la cantine que tu as juxtaposées, au sous-sol du bâtiment principal, et tu te réveilles en sursaut. Tu te tortilles à cause de la vision des fusils et des couteaux qui menacent ton visage, ta poitrine.


Symboles

Ils se faufilent dans l’intimité, dans ces suggestions et cette transcendance. Les symboles, des images, des métaphores, se tissent dans toute son œuvre. Le mort parle, dépasse la réalité et nous entraîne dans un mouvement de deuil et de compassion. Les chaussures, comme un objet dans une composition révèle son sens terrible de la vie éteinte, de cette personne, le cœur décharné. Il respirait encore il y a un instant. Et les bâtisses, les bâtiments, le dédale de couloirs ! Ce sentiment de perte, effroyable. Le symbole se niche dans la longueur des phrases, dans les pensées du personnage, dans ses confrontations, son incompréhension.


Elle a reçu sept gifles. C’était un mercredi après-midi vers quatre heures. Comme elle en a reçu plusieurs très violentes sur la même joue, elle ne sait pas laquelle avait fait éclater les veines au dessus de la pommette droite.


Je place Han Kang dans le mouvement du néo symbolisme. Par l’emploi et la fabrication de ses métaphores et de ses images, elle assemble et créé un monde réel. Lui donne du sens. Lui donne de la beauté. Son style semble si fragile mais assure toute la complexité de sa maîtrise. Je suis éblouie par ses dons démontrant son intelligence. Elle m’est toujours un régal, un modèle. Une inspiration. J’ai toujours désiré écrire l’impensable, l’innommable, offrir au papier des mots attrapant des sujets sordides et tabous pour les dénoncer, les montrer. Han Kang m’est précieuse car elle m’enseigne que c’est possible, d’écrire sur un traumatisme. Et quel courage d’outrepasser le déni pour transformer la mort en vie.

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Celestial

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8 thoughts on “Celui qui revient”

  1. Tu sembles très en phase avec cette écriture. De cette romancière, je n’ai lu que « La Végétarienne » et je dois dire que j’ai eu du mal à entrer dans son atmosphère. Sans doute un roman historique comme celui-ci me conviendrait-il mieux.

    1. C’est vrai que le style est très difficile à aborder au premier rapport. J’ai du mal moi aussi mais je suis tellement fascinée que je persévère. C’est tout le sens caché qui me fascine chez elle.

  2. Un roman qui est dans ma wish list mais dont la puissance et la dureté me font un peu peur. On sent que la lecture est éprouvant mais nécessaire. Le symbolisme semble prendre une place importante et vu le thème, je trouve que ça rend les choses un peu moins intimidantes…

    1. Il y a un rapport à l’intime assez prononcé, en fait c’est vraiment la force de ce roman. je comprends parfaitement qu’il soit impressionnant. C’est difficile de rentrer dedans mais qu’est-ce que c’est fascinant !

  3. J’ai pris une claque magistrale en découvrant ce texte et la façon, oui, dont l’autrice parvenait à poser des mots pour raconter ce moment atroce et son poids sur ce qui l’ont vécu et ont survécu. Tu as raison, cela en dit long sur la société coréenne.
    Je n’ai pas retrouvé la même force dans la plume de La Végétarienne en revanche.

    1. J’avais vraiment cette impression qu’elle témoignait d’un traumatisme national assez conséquent, surtout que je regardais la saison 2 dans Squid Game et je leur ai trouvé des liens à ces deux oeuvres. Dans Celui qui revient elle parle d’étudiants tués, dans Squid Game ce sont les pauvres qui sont massacrés. Finalement, le discours est un peu le même « reste à ta place et subit la loi ».
      La végétarienne c’est vraiment mon coup de coeur d’amour. Toute la condition féminine y est représentée et l’emploi des images est tellement puissant que j’ai ressenti tellement de choses en le lisant.

  4. Quel billet ! Quel enthousiasme ! J’ai été « fâché » après ma lecture récente de La Végétarienne, mais ton avis sur celui-ci me donnerait presque envie de réessayer ses textes. (:

    1. Han Kang est difficile à aborder, je me suis prise à plusieurs fois avant d’entrer complètement dedans. Mais une fois ait, je crois qu’on ne peut pas passer à côté de la fascination que procurent ses textes **.

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