Une héroïne au regard de feu
Je ne me doutais pas, qu’entre ces pages, je trouverais une voix et un personnage si détaillé et si construit qu’il me plairait et deviendrait mon ami. Lucrèce, cette jeune fille au regard de feu que rien n’ébranlera et que l’intelligence, toujours, sauvera. Cette jeune fille que l’on condamnera à un mariage arrangé, à un âge, pourtant, si délicat annonçant l’ouverture d’une maturité et de la découverte du monde. Hélas, à cette époque, les filles n’avaient droit de rien. Seulement de sourire en recouvrant leur dent, de se taire et de paraître, et d’enfanter pour engendrer le plus d’héritiers possible. Peut-être est-ce pour cela que je l’ai tant aimé, pour sa différence, son silence. A elle seule, elle représente toutes les femmes opprimées, brimées, symbole, encore, de temps néfaste pour des dizaines de milliers de petites filles que l’on oblige à se marier. Stigmatisée au sein de la famille régente et jetée en pâture à un duc meurtrier, autoritaire et narcissique, elle n’a rien pour se défendre que son intuition et son sens de l’observation.
Normes de la féminité et oppression patriarcale
C’est une sœur, une femme. Si délicate en apparence parce qu’on lui demande de correspondre aux normes de la féminité. Elle est née dans un siècle où les femmes devaient faire vœu d’obéissance lors de leur mariage, elles devaient se taire et toujours rester dans l’ombre des hommes. Finalement, ce n’est pas si vieux que ça, encore aujourd’hui les femmes doivent se taire. Elle le dit si bien, des anecdotes qui n’en sont pas. Lorsque Lucrèce dessine, on ne croit pas à son talent, on demande qui est le mâle caché derrière ces ouvrages. Elle a vécu stigmatisée parce que trop colérique. Déjà, à la naissance, une fille, un destin tout tracé. Alors quand la petite dernière, à cinq ans, se montre colérique ou trop émotive, on la bannit dans les cuisines. Puis on la reprend, dans le joug familial, devoir et éducation. Pourtant, dans le regard immense, les ravages de l’incompréhension et le sentiment d’abandon ne quittera jamais Lucrèce. Elle est en dehors du monde. Pas en dehors de la réalité mais dans à l’écart, en décalage. Cela lui permet de mieux voir, de mieux appréhender, de mieux ressentir. Elle remet en question pour donner du sens à un monde qui n’en a pas.
Une réécriture fascinante de Barbe-Bleue
Elle m’a rappelé une héroïne, la femme de Barbe-Bleue. Il était ce conte qui me terrorisait et me fascinait, deux sentiments mêlés qui puisaient dans mon comportement une excitation chaque soir. Chaque soir, je redemandais à ma mère de me raconter cette histoire. A tous ceux dont je parle du Portrait de Mariage je dis que c’est une très belle réécriture. Le suspens, la tension, surtout l’ambiance, le huis clos et l’enfermement, se sentent à chaque page. Maggie O’Farrell est loin de la débutante, on sent qu’elle sait parfaitement construire une intrigue, on sent qu’elle aime ajouter le plus de détails possibles non gratuitement, non comme une démonstration de talent, elle n’a pas besoin de ça, mais pour placer le récit et le rendre vivant, le plus vivant possible. On peut douter des intentions du Duc avec Lucrèce, mais on sait, on le sent dans la chair, comme un frisson.
La tentation d’un féminicide
La tentation d’un féminicide.
Le sujet parle déjà trop fort, il est trop d’actualité. Une réalité répugnante mais si présente dans le monde. Je ne spoile rien, elle l’annonce dès les premières pages ; cette certitude que le mari, détenteur du corps de l’épouse, veut tuer. Elle ne peut engendrer un héritier, elle est fautive. Encore aujourd’hui, les hommes pensent que la fécondité revient à leur partenaire, ne regarde que très rarement de leur côté. C’est bien pour cette pression, de fournir un héritier et donc d’asseoir son pouvoir qu’il se permettra cette acmé. Pourquoi, sinon, l’emmène-t-il dans cette forteresse, symbole de mort loin de la cité ? Ni vu connu. Seul le Portrait de mariage restera gravé dans le marbre, comme seul témoin de la jeune fille.
L’art comme refuge face à l’oppression
Ce livre est filé sur ce rite, celui de la peinture présente dès l’adolescence de notre héroïne. L’art sauve, tout du moins, c’est une ressource pour faire face à la différence de genre. C’est aussi un moyen pour exprimer son pouvoir. Un portrait de mariage comme fierté du duc. L’homme tue sa femme pour la garder toujours près de lui tandis que la femme tue l’homme pour se débarrasser de lui complètement. Lucrèce est prisonnière partout où elle marche, respire. Bientôt on ne ressentira que l’asphyxie à mesure que les pages se tournent sous nos yeux de plus en plus médusés. Mais impossible de détourner le regard ; le style, le rythme, les détails, tout le roman est si bien ouvragé que l’on ne veut pas écourter l’aventure.
J’étais une petite fille, cachée sous ma couette, à effleurer les pages, à les dévorer. Et j’étais femme, reconnaissante. J’ai lu goulûment en oubliant les heures, transportée.
Il est dans ma liste d’envie ce que confirme ton avis qui laisse entrevoir un roman fort au thème important et assez révoltant quant au sort réservé à l’héroïne.
Je l’ai trouvé assez fort oui ! J’ai lu d’autres avis qui divergeaient de mon ressenti mais j’en garde un souvenir très positif !
Tu en parles joliment !
Merci ! Ca me touche beaucoup 🙂